La France : une société militarisée ?

IMG_3410Qu’est-ce que la militarisation ? Quelle est la différence avec le militaire, le militarisme, la militarité ? La France est-elle touchée par ce phénomène ? Ou est-elle épargnée ? Si oui, pourquoi ? Toutes ces questions me trottent dans la tête depuis un bon moment d’autant qu’apparemment dans l’hexagone cette problématique fait polémique.

Commençons par isoler les définitions. Le militaire est un membre des forces armées, institution de défense d’un État. C’est un individu dont le métier est de respecter l’ordre, en acceptant obéissance et discipline. En temps de guerre, ses droits personnels sont limités. Il peut occuper des fonctions de commandement ou de logistique, le tout au service de la défense du territoire, de la participation aux systèmes d’alerte de sécurité et d’information et du maintien de la paix à l’étranger et sous mandat international. En France, les femmes représentent en 2011 environ 15% des effectifs. Autant dire, que les hommes sont très majoritaires dans les corps d’armée.

La militarité recouvre tout ce qui se rapporte au « corps militaire » et à ses « vertus ». On peut ainsi lire dans les carnets d’un général de gendarmerie à la retraite la liste de ces vertus : « dévouement », « disponibilité », « discipline », « robustesse », « posture morale », le tout au service de la « démocratie ». Elle est rigoureusement associée à la hiérarchie. Elle concerne uniquement ceux qui constituent les corps de métier assurant la sécurité du territoire : les militaires, les gendarmes, les policiers. Cette définition est confirmée par Marie-Anne Paveau : « Nous appelons militarité l’ensemble des marqueurs (professionnels, juridiques, sociaux, idéologiques, culturels, corporels) attachés à la fonction militaire qui est autant une profession qu’un mode d’être »[1].

Le militarisme rend compte de l’idéologie politique, ou d’un courant de pensée, qui prône la primauté de la force militaire dans les relations interétatiques et dans l’organisation intraétatique. Par exemple, à l’issue de la IIe Guerre mondiale, et selon Andrew Bacevich, le militarisme américain a eu pour vocation de faire la promotion des « normalisation de la guerre, glorification des chefs militaires, recherche élitaire de la supériorité stratégique perpétuelle, accoutumance de la population à la guerre, “esthétique de la guerre” technologique à distance, et enfin transfiguration des présidents en seigneurs de guerre »[2]. Le militarisme garantirait la stabilité des économies, y compris en temps de paix – par la production d’armement –, et favoriserait les prospérités nationales[3]. Cette définition concerne alors les relations entre États et les populations qui s’y rapportent.

La militarisation évoque un processus. Ce processus vaut pour la subordination des États et populations aux forces armées mais aussi à ses valeurs. En tant que telle, la militarisation n’est pas figée dans le temps. Elle ne rend pas compte d’un état donné d’une société. Elle est le produit d’un fonctionnement, militaire, des valeurs qui l’accompagnent – l’ordre, l’obéissance, la hiérarchie, etc. –, autant qu’elle produit de nouveaux effets économiques, politiques et sociaux, de nouveaux comportements, rapports sociaux et épistèmês (banalisation de l’autorité, des rapports hiérarchisés, de l’utilisation des armes, de la course à la sécurité, de la violence, etc.) et renforce les rapports de domination (race, classe, genre) existants. Comme l’avait très tôt indiqué Andrée Michel en citant Kemp, « la militarisation se définit par trois critères : les dépenses militaires, le commerce des armes et les interventions armées, menées soit au cours de guerres civiles, soit au cours de guerres opposant des nations ennemies »[4]. La sociologue française avait, il y a déjà plus de trente ans[5], démontré que les processus de désarmement avait bien eu lieu à la fin de la IIe Guerre mondiale, mais que les courses aux technologies militaires et spatiales continuaient à aller bon train, que les dépenses militaires dans les pays « en voie de développement » augmentaient par effet de vase communicant avec les pays dits « développés », que le marché au noir des armes florissait, que la surenchère de la production nucléaire accroissait les risques de piratage du matériel militaire, que les conflits internes à l’échelle planétaire était en pleine expansion. Pour preuve, elle citait les guerres de Yougoslavie, du Rwanda, d’Afghanistan et de Tchétchénie. Elle enchainait aussitôt sur ce qu’elle nomme les « fonctions latentes de la militarisation par les systèmes militaro-industriels (SMI) ». Alors que la sécurité des États aurait pu être basée sur la prévention, la négociation et le dialogue, les « grandes sociétés industrielles contemporaines » ont décidé une militarisation à outrance. Ce choix a pour conséquence directe : « reproduction et élargissement de la domination des pays du Nord sur les pays du Sud, des inégalités sociales et économiques internes à chaque État-nation et des inégalités basées sur le genre »[6]. La sociologue, qui s’intéresse à l’étendue de ce processus à l’échelle internationale, ne parle pas tant du sexisme dans l’armée, qu’elle ne nie pas, mais bien de la production de rapports sociaux inégalitaires, de l’augmentation de la division sexuelle du travail, de la restructuration du travail, du développement de la culture de guerre et de leurs conséquences directes : prostitution, viols, trafic, pillage des ressources, conception du territoire en tant qu’espace de conquête, généralisation de la violence, exportation des systèmes répressifs et de torture, contrôle social brutal et « guerre contre la population civile ».

Alors ? La France ne serait pas touchée ? Selon le rapport annuel Jane’s du cabinet spécialisé IHS Markit publié en 2016, le pays occupe la 7e place derrière la Russie en matière de budget militaire avec 44,3 milliards de dollars dépensés. D’après le Global Firepower 2016, la France est la 6e puissance militaire mondiale[7] après le Royaume Uni et l’Inde. D’après une étude française de 2015[8], elle est la 3e puissance nucléaire mondiale, après les États-Unis et la Russie. Ensuite, remonter les Champs-Elysées avec un véhicule militaire lors de son investiture en tant que Président de la République, prolonger l’état d’urgence (prononcé depuis novembre 2015, et possibilité créée pendant la guerre d’Algérie), prévoir de faire de cet état d’exception la règle, nommer une ministre des Armées plutôt que de la Défense (inédit depuis 1965), quadriller policièrement les manifestations de façon systématique, ne font-ils pas partie de l’arsenal d’un État militarisé ? Si on ajoute la disqualification des bavures policières (dont l’usage d’une matraque télescopique par la BST qui rappelle quelques pratiques militaires de torture), ou la prolifération de la banale promotion des jeux vidéo « musclés » ou plus simplement de l’usage des armes de poing sur les plateformes numériques ou audiovisuelles, la boucle et bouclée. Enfin, si on adopte le raisonnement d’Andrée Michel, on comprend que la réforme actuelle de la loi du travail s’inscrit dans la ligne droite de la militarisation de la société française. Vous avez encore des doutes ?

Joelle Palmieri
8 juin 2017

[1] PAVEAU Marie-Anne, 1994, Le langage des militaires, thèse de doctorat. Paris, U. Paris IV.

[2] BACEVICH Andrew J., 2013 (2e édition), The New American Militarism : How Americans are Seduced by War, Oxford University Press, New York, 278 p.

[3] GALBRAITH John Kenneth, 1968, La paix indésirable ? Rapport sur l’utilité des guerres, CalmannLévy, Paris.

[4] MICHEL Andrée, Militarisation et politique du genre, in Recherches féministes, vol. 8 n° 1, 1995 : 15-34.

[5] MICHEL Andrée, BERTRAND Agnès and SENE Monique, 1985, Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes, In Nouvelles Questions Féministes La militarisation et les violences à l’égard des femmes, No. 11/12, pp. 9-85 ; MICHEL Andrée, 1991, Le complexe militaro-industriel, la guerre du Golfe et la démocratie en France, In L’Homme et la société, N° 99-100, Femmes et sociétés. pp. 197-212.

[6] Op. cit.

[7] 50 facteurs sont pris en compte pour établir le classement : situation géographique, exploitation des ressources naturelles, quantité d’arsenal ou encore la situation économique. Certaines données ne sont pas intégrées comme les capacités nucléaires et la direction politique et militaire.

[8] COLLIN Jean-Marie, DRAIN Michel, NORLAIN Bernard, QUILES Paul, 2015, Les neuf puissances nucléaires, Irénées.

35 réflexions au sujet de « La France : une société militarisée ? »

  1. Si on lit votre article à la lumière des événements actuels (réforme des retraites, guerre en Ukraine, augmentation des budgets pour l’armement etc), en quoi « la réforme actuelle de la loi du travail s’inscrit dans la ligne droite de la militarisation de la société française. » ?
    Je ne comprends pas le lien entre les 2 choses. Quelle est la conséquence selon vous?

    1. Je vous concède que cette dernière phrase est un raccourci. Mais à la lecture des paragraphes qui la précèdent on comprend en quoi la réforme du travail et des retraites s’inscrit dans une logique militariste: réduction des budgets sauf défense, augmentation de la répression plutôt que négociation, discriminations de race, de classe, de genre. c’est tout ça que j’évoque quand je parle de militarisation.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.