Colonialité numérique en Afrique : une nécessaire approche féministe

recyclageQuand on évoque l’Afrique, plusieurs représentations surviennent. L’ignorance tout d’abord. Ensuite, les débats sur la dette, le « néocolonialisme », la période coloniale, la « postcolonialité », la « post-colonialité »… Viennent ensuite les discours occidentaux d’aide, de soutien, d’appui aux marginalisés, aux pauvres, aux laissés pour compte que sont les Africains et en particulier les Africaines. Cette aide, cet appui, ce soutien, répondent à l’idée évolutionniste d’une modernité civilisée détenue par l’Occident, compréhensif, évolué, ouvert au concept de genre par exemple, capable de se transformer, de faire changer les choses, en réaction à la barbarie de ceux à qui ils s’adressent sans pour autant qu’ils soient consultés, laissés volontairement à la périphérie, hors du champ du pouvoir, les subalternes.

Ces mécanismes d’aide et de soutien ne sont pas fixes dans le temps. Ils ne se sont pas interrompus avec les indépendances. Ils forment un continuum historique et outrepassent le colonialisme. Ils sont constitutifs de l’idée de modernité et diffèrent en cela du colonialisme, qu’ils ont précédé, accompagné puis dépassé. Au niveau global, ces appareillages évolutionnistes ne visent pas uniquement une hégémonie économique mais aussi épistémique au sens où ils imposent leurs savoirs[1]. Ils caractérisent l’état des relations entre États, entre États et populations. Aussi parle-t-on globalement de colonialité du pouvoir. Anibal Quijano la définit comme étant l’ensemble des relations sociales produites par l’expansion du capitalisme en ses périphéries subalternes[2]. Selon le sociologue péruvien, la colonialité du pouvoir « inclut, normalement, les rapports seigneuriaux entre dominants et dominés ; le sexisme et le patriarcat ; le familismo (jeux d’influence fondés sur les réseaux familiaux), le clientélisme, le compadrazgo (copinage) et le patrimonialisme dans les relations entre le public et le privé et surtout entre la société civile et les institutions politiques »[3].

Par ailleurs, depuis le début des années 1990, on assiste à l’accélération des échanges autant financiers et des transactions, que des corps humains, de la main d’œuvre ou des savoirs. Cette accélération est rendue possible par le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) dont l’accès est aujourd’hui indéniable. Le mythe longtemps entretenu par les responsables des politiques de TIC (organisations internationales et entreprises privées du secteur de la communication) de la fracture numérique, ou de la fracture numérique de genre, rejoint le discours sur l’aide et nourrit le rapport dominant/subalterne. Il utilise à ces fins, le biais infrastructurel – développement des accès à Internet, des capacités à utiliser les logiciels,… auprès de ceux et celles qui n’ont pas ces accès et capacités – plutôt qu’informationnel – le développement des contenus de ces mêmes personnes qui auraient des contenus à diffuser – pour justifier ses politiques, ce qui répond exactement à la même logique de hiérarchie épistémique.

Comme cette lutte contre la fracture numérique s’adresse tout particulièrement aux Africaines, la question est alors de vérifier si le concept de colonialité du pouvoir s’applique à l’Afrique et quel est le rôle spécifique des TIC dans sa contextualisation.

Emprunter des lunettes féministes critiques va me permettre de redéfinir les multiples rapports de domination qui structurent les relations sociales au sein des sociétés africaines ainsi que leurs imbrications. Je vais me contenter de prendre de la distance avec un ensemble de chocs politiques concomitants qui ont eu lieu depuis 1995 – la Conférence de Pékin, l’avènement de la « société de l’information », la fin de l’apartheid – qui ont donné lieu à un mouvement d’institutionnalisations, dont celles du genre et des TIC, qui à leur tour ont dépolitisé les luttes. On assiste en Occident à une boulimie des textes pro-genre, pro-accès aux TIC pour les femmes, qui sont ratifiés par tous les États, alors qu’à égalité, et dans le reste du monde, on entend une avalanche décomplexée de discours masculinistes, traditionalistes, renouant avec le backlash bien connu des années 1970. On peut parler d’ingérence épistémique occidentale, de violence épistémique, dont les impacts se mesurent dans le réel quotidien. L’écart entre législation et réalité est à la hauteur de l’aggravation des violences et de la pauvreté, notamment en Afrique. Cette obscénité demande qu’on révise ses logiques sémantiques.

Ne pas plaquer des modèles importés

Avant tout, j’aimerais revenir sur l’interrogation qui m’est souvent posée par des Africains : le concept de colonialité du pouvoir s’applique-t-il à l’Afrique ? Selon Ramón Grosfoquel, les modèles de rapports de pouvoir instaurés par la colonisation n’auraient pas changé. La décolonisation ne serait qu’un mythe, à l’origine d’un deuxième mythe, le monde « postcolonial ». En analysant la continuité dans ces rapports de pouvoir, Ramón Grosfoquel prend pour acquis que les États et les populations non occidentaux, aujourd’hui débarrassés du contrôle d’administrations coloniales, vivent sous un régime de « colonialité globale », selon lui dicté par les États-Unis et soutenu par les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI, OMC), le Pentagone et l’OTAN. C’est ainsi que je comprends qu’il confond « colonialité » et « situation coloniale », tout en souhaitant les distinguer. Il dit pourtant s’appuyer sur les travaux d’Anibal Quijano (1993, 1998 & 2000) portant sur la colonialité du pouvoir, mais les appauvrit en bornant le concept de « colonialité » dans une historicité précise, celle qu’il considère être l’après-colonisation, alors que l’Amérique latine, continent sur lequel portent ses travaux, n’a jamais été décolonisée tout en ayant connu l’indépendance. Pour ce qui le concerne, il invite la communauté des chercheurs à opérer une « rupture anti-systémique décolonisante, capable de rompre les conceptions étroites des relations coloniales », passage incontournable pour une « décolonisation radicale du monde. »

Fatima Hurtado souscrit à la théorie de Ramon Grosfoquel mais ce qui me semble intéressant c’est qu’elle précise que la colonialité fait référence à un type de pouvoir qui ne se circonscrit pas aux domaines juridique, économique et politique mais atteint les sphères épistémique et culturelle, « base des inégalités en ce qui concerne la production des connaissances »[4]. Walter Mignolo insiste sur le fait que les effets du colonialisme impliquent une dé-connaissance des ex-pays colonisés : « L’indépendance ne suffit pas si elle conserve les hiérarchies de pouvoir et de savoir, la décolonisation de l’esprit reste à faire »[5]. Cette considération prend pour acquis qu’il y a eu des indépendances sans décolonisation, ce qui est le cas des États d’Amérique Latine, et non ceux de l’Afrique ou encore de l’Asie. Toutefois, elle présente à mes yeux l’intérêt de réinterroger l’épistémologie comme étant située, historicisée, ce qui nécessite d’établir un pont entre localisation (histoire et géographie) et pensée, pont appelé « géopolitique de la connaissance »[6]. La critique de la philosophie occidentale n’est alors pas suffisante et demande une reconstruction, une « refondation » de la « colonialité de l’être »[7].

Je considère ce point de vue très empreint d’une analyse des rapports entre l’Occident et l’Amérique Latine et je souhaite le confronter à l’histoire de la colonisation africaine. Ce à quoi s’emploie notamment Samir Amin qui qualifie les relations de pouvoir entre Europe et Afrique comme ayant toujours été « néocoloniales », gardant délibérément « le continent africain embourbé dans un état préindustriel », ce qui l’exclut[8]. De son côté, Mamadou Diouf évoque des phases de « cristallisation » de l’action politique en Afrique[9]. Aussi s’indigne-t-il du fait que la parole des Africains n’est pas suffisamment interrogée ou que les « appareillages théoriques » empruntés à l’Amérique latine ou à l’Asie soient plaqués sur l’Afrique[10]. Il propose aux théoriciens de l’histoire africaine de pratiquer une « comparaison réciproque »[11], ce à quoi j’adhère immédiatement. Il confirme à ce propos l’existence d’un lien historique et épistémologique entre les études africaines et la postcolonialité indienne. Toutes deux critiquent le « récit de l’histoire-monde de la philosophie des Lumières qui ramène tout à l’histoire de l’Europe »[12], récit universalisant qui prend l’expérience européenne comme unique référence géographique, culturelle et politique. Ce que souligne Dipesh Chakrabarty qui souligne que l’Europe rend la modernité autant universelle qu’uniquement européenne[13].

Mamadou Diouf défend l’idée de revenir « au lieu géographique », en l’occurrence l’Afrique, idée qu’il qualifie de politique, car « comprendre un lieu [… c’est aussi essayer] de comprendre que ce lieu est produit par un non-lieu qui s’accapare l’humanité et l’espace et qui vous renvoie toujours à sa leçon »[14]. Il rejoint les réflexions de Gayatri Chakravorty Spivak, une des principales inspiratrices des études subalternes, à propos du « critical-essentialism » qui permet de « contrer l’essentialisme des Lumières »[15]. Il ne rejette pas pour autant, à mon grand étonnement, la quête d’un universalisme, tant emprunté à Césaire qu’à Léopold Sédar Senghor ou à Cheikh Anta Diop qui se construirait dans « l’addition », à l’inverse de l’universalisme français, « imposé par la force ou par la réussite, qu’on le qualifie en termes moraux, religieux ou techniques »[16].

Nkolo Foé sert ma démonstration et propose une lecture avisée de ces nouveaux rapports de pouvoir : « Le désir d’en finir avec la raison et une éducation productrice de sujets conscients, critiques et éclairés, coïncide avec les objectifs d’une société libérale a-critique et a-philosophique, avec un nouveau type d’individus hédonistes, privatistes, irrationalistes, esthétisants »[17]. Il met ainsi en garde une certaine jeunesse africaine, fascinée par la « civilisation du virtuel »[18]. Il situe alors ce comportement dans une époque caractérisée par une contradiction entre la « modernité économique » et la « modernité sociale »[19], qu’il estime refusée au nom d’une « doctrine conservatrice au service de la polarisation du monde »[20]. Afin de contrecarrer cette tendance, il se prononce en faveur d’un « universalisme démocratique »[21], fondé sur la « réhabilitation de la valeur d’usage »[22].

Pour sa part, Achille Mbembe considère qu’en Afrique la « postcolonie » est la base des concepts politiques africains contemporains. Il la définit comme les « sociétés récemment sorties de l’expérience que fut la colonisation, celle-ci devant être considérée comme une relation de violence par excellence »[23] et estime qu’elle est sans issue. Il insiste sur le résultat de la dérégulation du « despotisme postcolonial »[24] qui ne peut qu’engendrer la « miniaturisation de la violence […] devenue l’état naturel des choses »[25] et produit un assujettissement qu’il nomme « commandement ».

Il se différencie en cela de ceux qui pensent que la colonisation ne représente qu’une parenthèse. En parallèle, il établit le lien entre le domaine politique et l’économie, les politiques d’ajustement structurel requérant des pays africains la course à la compétitivité. Il critique fermement à ce sujet le concept dit de « bonne gouvernance » des institutions financières internationales et le soutien que les universités occidentales lui accordent. À ce titre, il insiste sur les rapports de servitude et de domination imposés par le « Nord », sans toutefois mentionner les inégalités de genre ou la division sexuelle du travail, creuset du patriarcat. Cependant, il s’accorde avec la critique de Mamadou Diouf sur la perte de sens politique et épistémique quand il s’agit de l’Afrique.

Michel Cahen considère quant à lui qu’« il n’y a jamais eu d’État colonial en Afrique »[26] au sens où il y a eu « sur place un appareil colonial d’État, ou appareil impérial de l’État métropolitain, une administration étrangère d’occupation, mais ses fonctions [n’ont] nullement [été] celles qui définissent un État »[27]. Il ajoute que l’administration coloniale en Afrique, fondée « sur, par et pour l’exclusion »[28], n’a pas été « pensée pour être transmise »[29]. En cela, il différencie les situations africaines et latino-américaines contemporaines. Il étaie son comparatif sur le fait que le pouvoir d’État en Afrique est entre les mains d’élites, indigènes ou favorables à la localisation du capitalisme mondialisé dont elles dépendent et qu’à ce titre leur « imaginaire est modelé par cet espace de légitimité appelé “intangibilité des frontières”, [… ce qui a] préservé leur occidentalisation subalterne »[30]. Les États africains auraient davantage connu un « héritage par pesanteur »[31] dans le prolongement de « l’occidentalisation subalterne »[32]. Les États africains ne seraient pas le résultat d’un « phénomène d’importation de l’État »[33], comme le défend Jean-François Bayart[34] mais plutôt le résultat du « processus de production des États en contexte de mondialisation »[35].

Je déplore que Michel Cahen n’interroge pas pour autant les formes ni les rapports de domination, de dépendance et les situations de subordination des États entre eux, des États africains vis-à-vis de l’Europe ou plus généralement de l’Occident, ni des États et de leurs populations, ni des populations entre elles, et encore moins entre les genres.

En revanche, je m’intéresse fortement aux conclusions de Gayatri Chakravorty Spivak qui critique les études postcoloniales notamment via l’analyse de la confrontation des voix des femmes avec la rhétorique occidentale. La philosophe indo-américaine s’intéresse à la « représentation du sujet du Tiers-Monde dans le discours occidental » et fait la démonstration que la production intellectuelle occidentale – notamment Gilles Deleuze, Felix Guattari, Michel Foucault – était « complice des intérêts économiques internationaux de l’Occident »[36]. S’appuyant sur l’exemple indien de « l’abolition par les Britanniques du sacrifice des veuves »[37], elle met en balance la rhétorique occidentale et la possibilité pour des femmes de parler en leur nom, femmes pour lesquelles elle ajoute l’épithète « subalterne ». De fait, elle oppose au discours sur l’aide, le soutien, l’appui, la libération, l’émancipation par les Occidentaux, des démunis, des marginalisés, des pauvres, des discriminés, des femmes…, une vision politique féministe qui privilégie la visibilité, l’expression, la mise en lumière desdits marginalisés et de leurs savoirs par eux-mêmes.

La question qui se pose est ainsi la définition de la nature du pouvoir et de la relation entre la caractérisation de ce pouvoir et des savoirs qu’il génère, les savoirs des subalternes étant rendus invisibles par la « capillarité » des modes discursifs du pouvoir[38]. De fait, j’entrevois ces savoirs de subalternes comme noyés dans une profusion d’expressions de pouvoirs ou de savoirs très fins, expressions qui peuvent être figurées par des fils qui s’entremêlent pour former une trame finement tissée de l’échelle sociale. À ce sujet, je m’aligne sur la position d’Eleni Varikas qui affirme qu’il est impératif de penser « l’héritage de la colonisation et de l’esclavage »[39] comme essentiel à la fondation de la « modernité politique »[40].

Je mentionne au passage l’optique polémique de Jean-Loup Amselle qui critique ces « discours africains sur l’Afrique »[41], dont il craint qu’ils ne débouchent sur une autre rhétorique, « valorisant l’Afrique contre la pensée “européocentrée” (afrocentrisme) ou la xénophobie »[42]. Il cite à l’appui de sa position le discours de Thabo Mbeki à propos de la pandémie du sida qui a nié la contamination du VIH au profit d’un « sous-développement engendré par l’impérialisme »[43]. Il critique ainsi l’approche des Subaltern Studies, mues selon lui par un « enthousiasme à dénoncer l’Occident colonialiste »[44], enthousiasme qui présenterait de multiples « décrochages »[45], dont celui de ne pas traiter des questions de luttes des classes. De fait, il oppose une interprétation marxiste de la « domination impérialiste »[46] aux approches qu’il qualifie d’« identitaires et essentialistes »[47] des théoriciens de la subalternité. Il place d’ailleurs les théoriciens du genre dans le même lot.

Confrontée à ces différentes analyses des rapports de pouvoir en Afrique, je suis encouragée à élargir l’hypothèse de Michel Cahen sur les processus globaux de mondialisation et leurs impacts sur la construction des États africains aux effets radiants et aux fondements occultes du pouvoir et de ses institutions, basés à la fois sur une militarisation des échanges et sur une épistémologie elle aussi mondialisée et occidentalisée très largement par l’entremise de la société de l’information. De plus, emprunter à Mamadou Diouf l’idée d’opérer une comparaison réciproque qui ne s’arrête pas aux frontières géographiques mais explore les frontières épistémiques s’impose à moi comme incontournable. L’hypothèse que les États africains subissent les conséquences de cette colonialité du pouvoir générée et alimentée par les échanges électroniques et les politiques de TIC de la société de l’information s’immisce peu à peu. Reste pour moi à cerner, notamment sous un prisme critique du patriarcat, si les populations africaines et leurs organisations sont enclines à veiller à la mondialisation des échanges et savoirs et à l’occidentalisation subalterne. En particulier, comme les racines d’une transformation épistémique radicale semblent plus criantes dans les États coloniaux (Amérique Latine) que dans les États mondialisés occidentalisés (Afrique), il me semble important d’analyser si la mondialisation et l’occidentalisation, et leurs canaux dont la société de l’information, déracinent au sens d’ôter toute historicité aux savoirs indigènes dans leur multiplicité et notamment différenciés selon les genres.

La colonialité numérique : nouvelle forme des rapports de pouvoir

L’analyse des impacts des politiques des organisations internationales, États et multinationales occidentales, en matière d’information et de communication, fournit quelques éléments de réponse. Elle illustre autant le caractère libéral du déploiement des TIC que les nouvelles orientations en matière de développement. En effet, comme le confirme Thomas Guignard, le développement de l’Internet en Afrique « cache une vision ethnocentrique, messianique et libérale », accompagné d’une dialectique binaire « connecté/non-connecté », à l’image de l’ancien paradigme développement/sous-développement développé par les thèses développementalistes[48]. Anita Gurumurthy évoque quant à elle la « construction sociale des technologies », analysant la mutation des valeurs d’« ouverture, égalitarisme et partage » des inventeurs du réseau numérique vers une « plateforme » au service d’un marché électronique, mis en place par les États-Unis à des fins hégémoniques et capitalistes[49]. J’entrevois l’idée d’un mythe du rattrapage imposé par l’Occident aux États dits du « Sud » et en particulier à l’Afrique par TIC interposées. Ce mythe aurait pour vocation de placer les États et les populations d’Afrique en position de subordination, d’infériorité, de retard, par rapport à une norme, celle d’être connecté et bien connecté, selon des critères scientifiques et informationnels et des normes techniques et économiques occidentaux.

À ce titre, les relations sociales régies par la société de l’information répondent aux caractéristiques d’une nouvelle colonialité du pouvoir en contexte de mondialisation, que je qualifierais de colonialité numérique. Cette nouvelle colonialité s’articule dans le secteur de la communication selon plusieurs axes : la sous-représentation des femmes dans ce secteur, l’inégalité d’accès aux TIC entre les hommes et les femmes et les impacts différenciés des politiques mises en œuvre en termes de genre. Dans la vie quotidienne, elle a des impacts caractérisés par l’aggravation de tous les sujets critiques : pauvreté, violences, accès aux ressources (eau, terre, énergie…), chômage… À l’image des TIC, elle se manifeste par le renforcement des rapports de pouvoir existants – de classe, de race, de genre – en mode surabondant, accéléré, excessif et immédiat.

En effet, dans un contexte quotidien d’urgence où les femmes ont la charge sociale de gestion du foyer (éducation, nutrition, santé), où cette charge créée d’ores et déjà des violences multiples (dont la pauvreté, le VIH, les violences sexuelles…), la colonialité numérique les aggrave, les multiplie. Le temps, déjà manquant, est encore plus réduit, les espaces, toujours minces, sont encore plus fins. L’urgence est accélérée. L’immédiateté de la gestion de l’urgence est un défi quotidien.

De plus, en contexte de mondialisation accélérée, critique, certains repères philosophiques, culturels ou religieux tendent à devenir des repères politiques. Le retour aux traditions, et la revendication de valeurs misogynes, sexistes et antiféministes, représentent alors une position politique ayant vocation à se démarquer des idéologies occidentales, « émasculinisantes ». Un des exemples le plus caractéristique se situe en Afrique du Sud où on assiste à la fois à une recrudescence des violences à l’égard des femmes (plus haut taux de viols au monde[50] cumulé au plus haut taux de féminicides intimes au monde[51]) – alors que la Constitution est modèle en matière d’égalité hommes/femmes et d’intégration du genre – et à un tournant sexiste ostentatoire dans les discours au plus haut niveau de l’équipe dirigeante du pays.

Si bien que cette situation de grand écart entre législation exemplaire et réalité quotidienne résonne comme une réaction de défense primaire d’un État en recherche de légitimité au niveau mondial. La sexualisation des discours nationaux traduit alors l’expression d’une impuissance à l’échelle internationale, le dernier rempart vers lequel le pouvoir est aculé. La violence interne reflète une violence globale qui n’est plus uniquement économique, qui est bien épistémique.

Vers la dépolitisation du réel

L’Occident exerce des influences diversifiées sur les décideurs comme sur les populations en Afrique. L’ensemble de ces influences concourt à la dépolitisation du développement. L’ancrage de ce développement initialement économique se double désormais d’une obligation d’« être connecté » aussi bien pour participer du libre jeu de concurrence de la mondialisation libérale que pour changer ce jeu. Cette injonction permet d’établir le lien entre fondements et idéologies économiques, religio-culturelles ou nationalistes et réalité colonialitaire contemporaine. En se manifestant à travers les TIC, la colonialité du pouvoir se lit aujourd’hui entre les lignes des politiques de TIC qui s’intéressent plus sérieusement aux questions de connectivité (accès aux infrastructures) qu’à celles de contrôle ou de contenus. Cette dépolitisation par la technicité inclut un détournement épistémique par universalisme interposé. Les TIC forment les vecteurs d’une philosophie des savoirs archaïque, occidentalisée, qui gagne chaque jour du terrain. Elles réussissent à nourrir un mythe du rattrapage, au moins celui d’être connecté, auquel les subalternes, et en particulier les femmes et leurs organisations n’échappent pas. Simultanément, elles imposent un rythme accéléré qui distord l’ordre du jour desdites organisations. La gestion immédiate de l’urgence, toujours au rendez-vous, ajoutée à la confusion organisée entre informatique et connaissance, rétrécie paradoxalement leurs espaces d’action, de plus en plus locaux, alors que la globalisation des espaces de pensée s’organise. Le carrefour de ces paradoxes alimente à lui seul la complexité de la colonialité numérique. Pendant que les organisations de femmes, notamment africaines, courent après le temps de réagir à l’immédiateté de l’aggravation des violences, de l’insécurité, de la pauvreté, le virtuel vient dépolitiser le réel.

Joelle Palmieri

22 février 2013


[1] Sanna M.-E. & Varikas E. (dir.) 2011, dossier « Genre, modernité et « colonialité » du pouvoir », Cahiers du genre, n° 50, Paris, L’Harmattan, p. 7.

[2] Quijano, Anibal 1994, « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine », Multitudes juin 1994 « Amérique latine démocratie et exclusion, Quelles transitions à la démocratie ? », <http://multitudes.samizdat.net/Colonialite-du-pouvoir-et&gt;, consulté le 23 septembre 2008.

[3] Ibid.

[4] Hurtado, Fatima 2009, « Colonialité et violence épistémique en Amérique latine : une nouvelle dimension des inégalités ? », Rita n° 2, <http://www.revue-rita.com/content/view/61/112/&gt;, consulté le 22 décembre 2010.

[5] Mignolo, Walter 2001, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes n° 6 « Majeure : raison métisse », <http://multitudes.samizdat.net/ Geopolitique-de-la-connaissance.html>, consulté le 9 janvier 2010.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Amin, Samir 2006, « Au-delà de la mondialisation libérale : un monde meilleur ou pire ? », Actuel Marx, Paris : Puf, Fin de néolibéralisme, XXXX (2), p. 102-122.

[9] Diouf Mamadou 2009, L’Afrique et le renouvellement des sciences humaines, entretien par Ivan Jablonka, La vie des idées, <http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090109_Diouf.pdf&gt;, consulté le 16 mars 2010.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Dipesh Chakrabarty 2000, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, New Jersey : Princeton University Press, 301 p.

[14] Diouf Mamadou 2009, L’Afrique et le renouvellement des sciences humaines, entretien par Ivan Jablonka, La vie des idées, op. cit.

[15] Spivak, Gayatri Chakravorty 1988b, In Other Worlds: Essays in Cultural Politics, New York : Routledge, 336 p.

[16] Diouf Mamadou 2009, L’Afrique et le renouvellement des sciences humaines, entretien par Ivan Jablonka, La vie des idées, op. cit.

[17] Foé, Nkolé 2008, Le post-modernisme et le nouvel esprit du capitalisme sur une philosophie globale d’Empire, Dakar : Codesria, 214 p., p. 143.

[18] Ibid. : 153.

[19] Ibid. : 198.

[20] Ibid. : 200.

[21] Ibid. : 192.

[22] Ibid. : 203.

[23] Mbembe, Achille 2000, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris : Karthala, 293 p., p. 139-140.

[24] Ibid. : 69.

[25] Ibid. : 28.

[26] Cahen, Michel 2008, L’« État colonial » et sa « transmission » Circonscrire les divergences, fixer les enjeux, communication (non publiée) lors du Colloque CEAN, Table ronde L’État colonial existe-t-il ?, p.1.

[27] Ibid. : 2.

[28] Ibid. : 4.

[29] Ibid.

[30] Ibid. : 12.

[31] Ibid. : 13.

[32] Ibid. : 15.

[33] Ibid. : 14.

[34] Bayart, Jean-François 1996, L’historicité de l’État importé, Paris : FNSP, CERI, p. 52 (Les Cahiers du CERI, XV).

[35] Op. cit. : 14.

[36] Spivak, Gayatri Chakravorty 1988a, Can the Subaltern Speak? (Les Subalternes peuvent-illes parler ?, traduction française de Jérôme Vidal, Paris : Amsterdam, 2006), in Nelson, Cary & Grossberg, Lawrence (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago : University of Illinois Press, 738 p., p. 271-313.

[37] Ibid.

[38] Foucault, Michel 1994, Histoire de la sexualité, La Volonté de savoir, Tome 1, Paris : Gallimard, 248 p.

[39] Varikas, Eleni 2006, « L’intérieur et l’extérieur de l’État-nation. Penser… outre, Raisons politiques n° 21, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, p. 19.

[40] Ibid. : 11.

[41] Amselle, Jean-Loup 2008b, L’occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris : Stock, 320 p.

[42] Ibid.

[43] Ibid.

[44] Ibid.

[45] Ibid.

[46] Ibid.

[47] Ibid.

[48] Guignard, Thomas 2007, Le Sénégal, les Sénégalais et Internet : Médias et identité, Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication Université Charles de Gaulle Lille 3, p. 375, <http://www.africanti.org/IMG/memoires/theseGuignard.pdf&gt;, consulté le 7 novembre 2007.

[49] Gurumurthy, Anita 2004, Gender and ICTs: Overview Report, Londres : Bridge, p. 46, <http://www.bridge.ids.ac.uk/reports/cep-icts-or.pdf&gt;, consulté le 14 mai 2011.

[50] Jewkes, Rachel & alii 2009, Understanding men’s health and use of violence: interface of rape and HIV in South Africa, Gender & Health Research Unit, Medical Research Council, <http://gender.care2share.wikispaces.net/file/view/MRC+SA+men+and+rape+ex+summary+june2009.pdf&gt;, consulté le 27 mars 2008.

[51] Ibid.

5 réflexions au sujet de « Colonialité numérique en Afrique : une nécessaire approche féministe »

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